Crise systémique et sociétés à irresponsabilité illimitée

Publié le par Hamid Kelley

Crise systémique et sociétés à irresponsabilité illimitée

 

Nouh El Harmouzi et Emmanuel Martin chercheurs en économie

Avec la collaboration de www.UnMondeLibre.org

 

Beaucoup de commentateurs croient voir dans la tourmente financière actuelle la preuve du chaos inhérent à l’économie du marché et appellent à l’interventionnisme étatique. Il est assez commun que lorsqu’un marché est distordu par l’intervention publique et génère en conséquence des effets pervers, les commentateurs dirigent leur critique vers les mécanismes de marché plutôt que vers l’intervention elle-même. En remontant aux causes profondes de la crise actuelle, on se rend compte qu’elle trouve justement ses origines dans des politiques interventionnistes. Ces politiques ont conduit à une déresponsabilisation institutionnalisée.

Un système de marché ne peut fonctionner qu’avec un minimum de responsabilisation des acteurs. Fondamentalement, un chef d’entreprise prend ses décisions en assumant une responsabilité devant ses clients et ses actionnaires. Prendre des risques mesurés, ne pas compter sur une aide providentielle extérieure, respecter les canons de la comptabilité financière, réagir de manière adaptée aux changements de marché, voilà quelques composantes basiques de la responsabilité. S’il n’agit pas de manière responsable, l’entrepreneur ne peut que conduire son entreprise et ses actionnaires à la faillite. La responsabilité est ainsi une condition nécessaire pour que le système de marché fonctionne.

Les problèmes structurels du système de l’entreprise privée émergent lorsque le politique retire la pierre angulaire du système que constitue la responsabilité. La responsabilité est cette force d’attraction, cette boussole, qui mène les acteurs à agir dans le bon sens. Sans elle, plus de Nord, plus de quoi se guider. C’est exactement ce qui s’est passé aux Etats-Unis. Les autorités ont à divers niveaux et divers degrés retiré leur responsabilité aux acteurs du marché, les laissant agir sans cette boussole. Les raisons ? On a assigné des buts politiques à tel ou tel domaine économique - parfois par volonté sincère d’œuvrer dans le sens du bien-être social, parfois par pur magouillage politique. Le cas de Fannie Mae et Freddie Mac semble d’ailleurs faire la synthèse des deux : si les deux géants du refinancement hypothécaire étaient censés favoriser l’accès à la propriété immobilière, ils ont aussi contribué au financement de campagnes électorales. De telles organisations à structure hybride entre public et privé se sont vu ainsi conférer des privilèges de la part des autorités, ce qui a contribué à la déresponsabilisation de leurs dirigeants.

Les décideurs de la politique monétaire américaine ont eux aussi contribué à la déresponsabilisation du système bancaire et financier. Quoiqu’indépendante la Federal Reserve est « au dessus » des marchés et elle donne le la en matière monétaire. La « doctrine Greenspan » a tracé la ligne de la déresponsabilisation avec d’une part une politique de l’argent bon marché et d’autre part une garantie affichée que la casse sera payée par la Fed (et les contribuables) en cas d’éclatement de bulle. En maintenant de manière politique des taux d’intérêt très bas pour encourager par exemple l’emprunt immobilier et donc l’accès à la propriété immobilière, ou plus généralement « stimuler l’activité économique », les autorités monétaires ont permis aux banques d’accumuler des crédits douteux et ainsi créé un bulle artificielle de mal-investissement.

Si les banques ont adopté cette attitude c’est aussi parce que, outre le soutien des organismes véreux Fannie Mae et Freddie Mac en matière de refinancement hypothécaire, elles avaient aussi la garantie de MM. Greenspan et Bernanke que même si la Fed ne pouvait prévoir l’éclatement des bulles, elle interviendrait pour éviter une crise généralisée. Il faut bien comprendre ici le sens fondamental de ce message : les gains à la prise de risque excessive sont privatisés, mais les pertes seront mutualisées ou nationalisées. En garantissant d’assurer les pots cassés et en maintenant des taux d’intérêt bas, la Fed a donné une incitation claire aux acteurs financiers à agir de manière irresponsable. Tout l’édifice financier, des banques d’investissements en passant par les agences de notations, les traders et les dirigeants (et leurs modes de rémunération), les faiseurs de produits complexes illisibles, tout ce beau monde se reposait sur les incitations impulsées en dernier ressort par la Fed (soutenue désormais par le Trésor).

Il est facile désormais pour les autorités de se présenter en sauveur de la situation alors qu’elles sont finalement à l’origine du problème. L’illusion est ici d’autant plus dangereuse qu’à court terme une intervention rectificatrice des autorités semble généralement porter ses fruits - on l’a vu avec le regain de dynamisme des marchés financiers en fin de semaine. Le système semble sauvé, mais malheureusement ce n’est que la partie visible de l’iceberg : les coûts sont en partie éludés - ceux de court-terme bien sûr, mais surtout ceux de long-terme. Rappelons que premièrement le coût des risques excessifs pris par des investisseurs sera en grande partie supporté par les contribuables, ce qui pose un problème moral évident. Ensuite, ce type d’intervention n’a été rendu nécessaire que par les effets pervers d’interventions précédentes et il générera logiquement aussi des effets pervers qui appelleront d’autres interventions. C’est donc un cycle ininterrompu de création de bulle, puis d’éclatement, et enfin de sauvetage produisant les conditions pour une nouvelle bulle etc.

Il s’agit donc de sortir de cette spirale infernale d’interventions qui fabriquent in fine, pour reprendre une expression d’Alain Peyrefitte, des sociétés à irresponsabilité illimitée. Contrairement à ce que pensent beaucoup d’observateurs bien intentionnés, ce n’est pas en politisant encore plus les décisions des acteurs que les problèmes structurels vont être réglés ; c’est bien au contraire en dépolitisant les décisions privées, et ce en replaçant au cœur du système sa pierre angulaire sans laquelle il s’écroulera véritablement : la responsabilité.
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