Tchad: sortir du piège pétrolier

Publié le par Waldar


Click here to view the full report as a PDF file in A4 format.For more information about viewing PDF documents, please click here.
This document is also available in MS-Word format


SYNTHESE

Depuis 2003, l’exploitation du pétrole a contribué lourdement à la détérioration de la gouvernance interne au Tchad, menant à une succession de crises politiques et de rébellions. Les retombées financières du pétrole – 53 millions de barils rapportant 1,2 milliards de dollars à l’Etat en 2007 – ont attisé les appétits au sein du régime qui ont, à leur tour, nourri des dissensions et débouché sur des rébellions rapidement soutenues par le voisin soudanais. Les revenus du pétrole ont par ailleurs donné au président Idriss Déby les moyens de rejeter tout dialogue politique véritable, et de répondre aux menaces de renversement venues du Soudan par le surarmement. L’enthousiasme suscité par l’exploitation du pétrole a fait place à un désenchantement généralisé. Pour sortir de ce cercle vicieux et susciter les conditions d’une stabilisation durable du pays, le gouvernement tchadien doit redéfinir un consensus national autour de la gestion des revenus pétroliers, et ses partenaires princi­paux, la France, les Etats-Unis et la Chine, doivent conditionner leur soutien au régime à cette poli­tique, tout en œuvrant à la stabilisation complémentaire de ses relations avec le Soudan.

Objet de nombreux rebondissements, le projet pétrolier tchadien a été marqué par des polémiques qui ont failli empêcher durablement sa réalisation. A partir de l’an 2000, l’engagement de la Banque mondiale a permis la concrétisation de ce projet. Il est même devenu entre­temps un modèle, en raison des garanties que les mécanismes mis en place pour la gestion des futurs revenus pétroliers, semblaient apporter à la lutte contre la pauvreté. Ces mécanismes prévoyaient que les revenus pétroliers devraient être destinés prioritairement à améliorer les conditions de vie des populations tchadiennes présentes et futures.

En 2004, moins d’un an après le début de l’exploitation du pétrole, le verrouillage de l’espace politique national au profit du président Déby a aggravé les dissensions au sein du pouvoir tchadien et a suscité des tensions dans le pays tout entier. Cette situation a débouché sur des tentatives de coup d’Etat dont les auteurs, proches collaborateurs du président ont, par la suite, rejoint les rangs des opposants armés combattant le pouvoir central. Fragilisé par cette opposition armée soutenue par le Soudan, Déby a décidé, en janvier 2006, de modifier le système initial de gestion des revenus pétroliers afin de disposer de plus de fonds pour acheter des armes et consolider son régime.

En réaction, la Banque mondiale a suspendu ses programmes de financement. Loin de contraindre le gouvernement tchadien à faire marche arrière, les sanctions de la Banque mondiale n’ont eu pour effet que de favoriser un règlement qui permet aux autorités tchadiennes de démanteler tout droit de regard de l’institution financière internationale sur la gestion des revenus pétroliers. Dans un contexte marqué par la rivalité entre les puissances occidentales et la Chine dans le secteur énergétique, les ressources pétrolières du Tchad ont constitué une arme de contrainte diplomatique vis-à-vis de la Banque mondiale.

La flambée du prix du pétrole au cours de l’année 2007 a également permis au régime tchadien de disposer des ressources suffisantes pour le lancement de grands travaux publics. Présentés comme une véritable politique de modernisation du pays grâce au pétrole, ces grands travaux ont augmenté les dépenses publiques débouchant à partir de 2008, sur un déficit budgétaire susceptible de se prolonger à long terme. L’attribution opaque des marchés de travaux publics a en outre accru le clientélisme politique et la corruption. Le gouvernement tchadien a également réduit peu à peu la marge de manœuvre du Collège de contrôle et de surveillance des revenus pétroliers (CCSRP) dont la mise en place répondait au souci d’impliquer la société civile dans cette gestion. En modifiant, en 2008, la composition des membres du CCSRP, Déby a réussi à limiter la capacité de cet organisme à exercer tout contrôle sur la bonne utilisation des revenus pétroliers.

En définitive, les ressources pétrolières sont devenues pour le pouvoir tchadien une source de renforcement militaire, de clientélisme et de cooptation politiques. Cette situation contribue à verrouiller davantage l’espace politique national et à maintenir le pays dans un blocage persistant qui radicalise des antagonismes entre le pouvoir et ses opposants. Ceci crée une instabilité politique récurrente susceptible, à moyen et long terme, de ruiner tous les efforts de mise à profit des investissements pétroliers au bénéfice du développement du pays et de sa stabilisation durable. Pour la population qui n’a pas vu ses conditions de vie s’améliorer et qui subit en outre les effets de l’augmentation de la corruption dans le pays, le pétrole est loin d’être une bénédiction. Eu égard à l’ensemble de ces considérations et pour sortir le Tchad et ses partenaires extérieurs du piège pétrolier, les mesures suivantes devraient être prises:

  • Le gouvernement devrait étendre à la question pétrolière le dialogue interne entamé avec l’accord du 13 août 2007. Il devrait organiser une table ronde avec les partis de l’opposition élargie à la société civile et les représentants des régions productrices de pétrole. Les principales résolutions de cette table ronde devraient être inclues dans les différents mécanismes de suivi de l’accord du 13 août 2007.
  • Le gouvernement devrait renforcer les mécanismes internes de contrôle et de suivi des revenus pétroliers. Les textes réglementaires actuels qui stipulent que les membres du CCSRP y siègent à temps partiel, devraient être révisés afin qu’ils y siègent de façon permanente à l’image des autres institutions organiques indépendantes de l’Etat tchadien comme le Haut conseil de la communication ou la Cour suprême. Une telle modification est nécessaire pour une plus grande efficacité et une meilleure maîtrise technique des dossiers. Les ministères tchadiens de la Moralisation publique et de la Justice devraient appliquer systématiquement les recommandations du CCSRP et lancer des enquêtes sur les dysfonctionnements révélés par cet organe.
  • Le gouvernement devrait régulariser les procédures de passation des marchés publics et faire en sorte que l’attribution des marchés selon le système de gré à gré soit exceptionnelle et non plus la règle. Cette action s’avère indispensable pour lutter contre la corruption et l’attribution opaque des marchés publics source d’enrichissements indus. Un audit de la gestion des différents travaux publics actuellement en cours serait utile pour leur évaluation à mis parcours.
  • Le gouvernement devrait s’assurer que la capacité technique des fonctionnaires des différents ministères publics soit améliorée. Les revenus pétroliers devraient être utilisés pour financer la formation régulière et continue des agents de l’Etat. Le programme de formation devrait faire l’objet d’une véritable politique publique associant la société civile.
  • La Banque mondiale devrait assurer le financement d’un nouvel organisme indépendant multidisciplinaire composé de personnalités de la société civile tchadienne et internationale dont le rôle serait de faire des études, de formuler des recommandations et d’appuyer techniquement le CCSRP. Ceci remplacerait le Groupe international consultatif (GIC) dont le mandat est arrivé à échéance en juin 2009.

Policy Briefing

Briefing Afrique N°65

Nairobi/Bruxelles, 26 août 2009

Tchad: sortir du piège pétrolier


I.        synthese

Depuis 2003, l’exploitation du pétrole a contribué lourdement à la détérioration de la gouvernance interne au Tchad, menant à une succession de crises politiques et de rébellions. Les retombées financières du pétrole – 53 millions de barils rapportant 1,2 milliards de dollars à l’Etat en 2007 – ont attisé les appétits au sein du régime qui ont, à leur tour, nourri des dissensions et débouché sur des rébellions rapidement soutenues par le voisin soudanais. Les revenus du pétrole ont par ailleurs donné au président Idriss Déby les moyens de rejeter tout dialogue politique véritable, et de répondre aux menaces de renversement venues du Soudan par le surarmement. L’enthousiasme suscité par l’exploitation du pétrole a fait place à un désenchantement généralisé. Pour sortir de ce cercle vicieux et susciter les conditions d’une stabilisation durable du pays, le gouvernement tchadien doit redéfinir un consensus national autour de la gestion des revenus pétroliers, et ses partenaires princi­paux, la France, les Etats-Unis et la Chine, doivent conditionner leur soutien au régime à cette poli­tique, tout en œuvrant à la stabilisation complémentaire de ses relations avec le Soudan.

Objet de nombreux rebondissements, le projet pétrolier tchadien a été marqué par des polémiques qui ont failli empêcher durablement sa réalisation. A partir de l’an 2000, l’engagement de la Banque mondiale a permis la concrétisation de ce projet. Il est même devenu entre­temps un modèle, en raison des garanties que les mécanismes mis en place pour la gestion des futurs revenus pétroliers, semblaient apporter à la lutte contre la pauvreté. Ces mécanismes prévoyaient que les revenus pétroliers devraient être destinés prioritairement à améliorer les conditions de vie des populations tchadiennes présentes et futures.

En 2004, moins d’un an après le début de l’exploitation du pétrole, le verrouillage de l’espace politique national au profit du président Déby a aggravé les dissensions au sein du pouvoir tchadien et a suscité des tensions dans le pays tout entier. Cette situation a débouché sur des tentatives de coup d’Etat dont les auteurs, proches collaborateurs du président ont, par la suite, rejoint les rangs des opposants armés combattant le pouvoir central. Fragilisé par cette opposition armée soutenue par le Soudan, Déby a décidé, en janvier 2006, de modifier le système initial de gestion des revenus pétroliers afin de disposer de plus de fonds pour acheter des armes et consolider son régime.

En réaction, la Banque mondiale a suspendu ses programmes de financement. Loin de contraindre le gouvernement tchadien à faire marche arrière, les sanctions de la Banque mondiale n’ont eu pour effet que de favoriser un règlement qui permet aux autorités tchadiennes de démanteler tout droit de regard de l’institution financière internationale sur la gestion des revenus pétroliers. Dans un contexte marqué par la rivalité entre les puissances occidentales et la Chine dans le secteur énergétique, les ressources pétrolières du Tchad ont constitué une arme de contrainte diplomatique vis-à-vis de la Banque mondiale.

La flambée du prix du pétrole au cours de l’année 2007 a également permis au régime tchadien de disposer des ressources suffisantes pour le lancement de grands travaux publics. Présentés comme une véritable politique de modernisation du pays grâce au pétrole, ces grands travaux ont augmenté les dépenses publiques débouchant à partir de 2008, sur un déficit budgétaire susceptible de se prolonger à long terme. L’attribution opaque des marchés de travaux publics a en outre accru le clientélisme politique et la corruption. Le gouvernement tchadien a également réduit peu à peu la marge de manœuvre du Collège de contrôle et de surveillance des revenus pétroliers (CCSRP) dont la mise en place répondait au souci d’impliquer la société civile dans cette gestion. En modifiant, en 2008, la composition des membres du CCSRP, Déby a réussi à limiter la capacité de cet organisme à exercer tout contrôle sur la bonne utilisation des revenus pétroliers.

En définitive, les ressources pétrolières sont devenues pour le pouvoir tchadien une source de renforcement militaire, de clientélisme et de cooptation politiques. Cette situation contribue à verrouiller davantage l’espace politique national et à maintenir le pays dans un blocage persistant qui radicalise des antagonismes entre le pouvoir et ses opposants. Ceci crée une instabilité politique récurrente susceptible, à moyen et long terme, de ruiner tous les efforts de mise à profit des investissements pétroliers au bénéfice du développement du pays et de sa stabilisation durable. Pour la population qui n’a pas vu ses conditions de vie s’améliorer et qui subit en outre les effets de l’augmentation de la corruption dans le pays, le pétrole est loin d’être une bénédiction. Eu égard à l’ensemble de ces considérations et pour sortir le Tchad et ses partenaires extérieurs du piège pétrolier, les mesures suivantes devraient être prises:

q     Le gouvernement devrait étendre à la question pétrolière le dialogue interne entamé avec l’accord du 13 août 2007. Il devrait organiser une table ronde avec les partis de l’opposition élargie à la société civile et les représentants des régions productrices de pétrole. Les principales résolutions de cette table ronde devraient être inclues dans les différents mécanismes de suivi de l’accord du 13 août 2007.

 

q     Le gouvernement devrait renforcer les mécanismes internes de contrôle et de suivi des revenus pétroliers. Les textes réglementaires actuels qui stipulent que les membres du CCSRP y siègent à temps partiel, devraient être révisés afin qu’ils y siègent de façon permanente à l’image des autres institutions organiques indépendantes de l’Etat tchadien comme le Haut conseil de la communication ou la Cour suprême. Une telle modification est nécessaire pour une plus grande efficacité et une meilleure maîtrise technique des dossiers. Les ministères tchadiens de la Moralisation publique et de la Justice devraient appliquer systématiquement les recommandations du CCSRP et lancer des enquêtes sur les dysfonctionnements révélés par cet organe.

 

q     Le gouvernement devrait régulariser les procédures de passation des marchés publics et faire en sorte que l’attribution des marchés selon le système de gré à gré soit exceptionnelle et non plus la règle. Cette action s’avère indispensable pour lutter contre la corruption et l’attribution opaque des marchés publics source d’enrichissements indus. Un audit de la gestion des différents travaux publics actuellement en cours serait utile pour leur évaluation à mis parcours.

 

q     Le gouvernement devrait s’assurer que la capacité technique des fonctionnaires des différents ministères publics soit améliorée. Les revenus pétroliers devraient être utilisés pour financer la formation régulière et continue des agents de l’Etat. Le programme de formation devrait faire l’objet d’une véritable politique publique associant la société civile.

 

q     La Banque mondiale devrait assurer le financement d’un nouvel organisme indépendant multidisciplinaire composé de personnalités de la société civile tchadienne et internationale dont le rôle serait de faire des études, de formuler des recommandations et d’appuyer techniquement le CCSRP. Ceci remplacerait le Groupe international consultatif (GIC) dont le mandat est arrivé à échéance en juin 2009.

 

q     La France, les Etats-Unis et la Chine devraient appuyer collectivement la relance d’un véritable dialogue national inclusif pour ramener une stabilité durable dans le pays. Ils devraient conditionner leur soutien politique à Idriss Déby aux réformes et mesures proposées ci-dessus, et les trois pays mais surtout la Chine, qui est présente simultanément dans les secteurs pétroliers tchadiens et soudanais, devraient peser plus lourdement en faveur de la stabilisation des relations entre les deux pays et l’arrêt immédiat par l’un et l’autre, de tout soutien à leurs rébellions respectives.

 

II.     La difficile realisation du reve petrolier

Le 10 octobre 2003, une cérémonie grandiose organisée à Doba, localité située au Sud du Tchad, inaugura solennellement le lancement de la production du premier baril de pétrole tchadien. En présence des chefs d’Etats centrafricain, congolais (Brazzaville), soudanais et nigérien, le président tchadien Idriss Déby ouvrit symboliquement les vannes du complexe devant extraire et acheminer le brut tchadien vers le marché mondial. Véritable apothéose pour Déby, la cérémonie prolongeait une série de succès politiques engrangés par son régime depuis sa prise de pouvoir en 1990: tenue de la Conférence nationale souveraine (CNS) en 1993, adoption d’une nouvelle constitution le 30 mars 1996, élections présidentielle et législative victorieuses en 1997.[1]

Saluée comme l’ouverture d’une ère plus prometteuse dans l’histoire troublée du Tchad, la cérémonie du 10 octobre 2003 a connu pourtant une fausse note: le Collectif des associations tchadiennes de défense des droits de l’homme (CADH) a consacré la même journée à « l’observation d’un deuil national » affirmant notamment que « les revenus du pétrole sont une nouvelle arme aux mains des autorités et qui ne profiteront pas à la population ».[2]

Cet épisode ainsi que les nombreuses polémiques ayant accompagné la réalisation du projet pétrolier[3] illustrent bien le caractère ambivalent de l’irruption de l’or noir sur la scène politique, et préfigurent à l’exacerbation des tensions politiques et sécuritaires que la mauvaise gestion de son exploitation aggravera.

A.      Elimination musclee des oppositions politiques

L’entrée du Tchad dans le cercle des pays producteurs de pétrole est le résultat d’un long et tortueux processus. La principale difficulté rencontrée fut liée aux incertitudes politiques et institutionnelles qui ont empêchées, pendant des décennies, tout investissement international majeur dans ce pays à risque élevé. Le régime du président Déby a dû surmonter deux obstacles politiques importants: le premier consistait à convaincre le consortium pétrolier international du caractère irréversible du processus démocratique interne et le second à amener la Banque mondiale à croire dans la transparence de son mode de gestion. En plus, l’enclavement géographique du Tchad rendait coûteux le transport des barils de brut à extraire de son sous-sol. La réussite du projet pétrolier nécessitait un investissement financier de plus de 2 milliards de dollars permettant de construire sur des milliers de kilomètres, un oléoduc reliant les zones pétrolifères du Tchad, à une ouverture maritime, en l’occurrence le littoral camerounais.[4]

Par trois fois, en 1973, 1978 et 1988, les débuts de négociations entre les autorités tchadiennes et des compagnies pétrolières intéressées avaient été réduits à néant, soit par un changement à la tête du pays, soit par la résurgence de la guerre civile. En 1973, le premier président tchadien, Ngarta Tombalbaye, avait signé un accord avec la multinationale américaine Conoco pour des prospections dans différentes régions. Son assassinat en 1975 à la suite d’un coup d’Etat a empêché Conoco de poursuivre lesdites prospections. En 1978, des négociations avaient été ouvertes entre la junte militaire au pouvoir de 1975 à 1979 et un consortium composé de Shell, Chevron et Exxon pour l’exploitation des champs pétrolifères découverts. L’aggravation de la guerre civile à partir de 1979 a mis fin à ce projet. Enfin en 1988, le régime d’Hissène Habré s’apprêtait à confier à la multinationale Esso des permis d’exploitation au Sud lorsqu’il a été renversé deux ans plus tard par Idriss Déby.

Cette coïncidence répétée entre des avancées dans le projet pétrolier et des troubles politiques a contribué à créer la perception tchadienne de la malédiction pétrolière.[5] Mais en 2000, deux compagnies pétrolières américaines (Esso et Chevron) et une compagnie Malaisienne (Pétronas) étaient enfin prêtes à s’engager dans cette opération à condition d’obtenir la caution d’un pays occidental ou d’une institution financière internationale.

Politiquement et économiquement, une telle garantie était risquée pour tout gouvernement étranger en raison d’une part des incertitudes politiques au Tchad, et d’autre part, de la crise financière asiatique qui s’était étendue au reste du monde. La Banque mondiale semblait à l’inverse pouvoir apporter la garantie financière et politique idéale d’autant plus qu’en cas de succès du projet, elle aurait pu en faire un modèle de partenariat applicable à d’autres projets en Afrique.[6]

Cependant, au Tchad, les problèmes politiques étaient patents. En plus de l’existence de quelques groupes rebelles menaçant le pouvoir central, un fossé de plus en plus grand s’était creusé entre les populations du Sud du pays abritant les champs pétrolifères et le régime, soupçonné de favoriser l’hégémonie économique et militaire des populations du Nord. Craignant que l’exploitation du pétrole ne contribue à accentuer davantage cette fracture, des opposants et militants des droits de l’homme avaient lancé à partir de 1998 une campagne destinée à obtenir des garanties pour la protection des droits des populations sudistes. Cette campagne faisait suite aux multiples violations des droits de l’homme dont s’était rendu responsable le régime Déby au cours d’opérations militaires contre les rebelles des Forces armées de la République fédérale (FARF) de 1997 à 1999.[7]

Afin d’empêcher tout soutien de la population aux insurgés, les forces armées avaient procédé à de nombreuses exécutions sommaires dans les zones rurales. Ces violences avaient également pour but d’éliminer toute résistance de la population au projet pétrolier en cours de négociation. En 1998, Ngarlédji Yorongar, l’un des nombreux opposants dénonçant ces abus, fut arrêté, ce qui donna une résonnance internationale à la répression, ce que le gouvernement tenait paradoxalement à éviter.[8] Aidé par une conjoncture mondiale favorable et l’indul­gence de la communauté internationale,[9] le président Déby réussit cependant, jusqu’au début des années 2000, au prix d’une pratique autoritaire, à neutraliser les poches de rébellion dans le pays et à organiser des élections pluralistes. A l’entrée des années 2000, son régime et l’en­semble du pays donnaient alors une apparence de stabilité favorable à un investissement extérieur aussi lourd que celui requis pour la réalisation du projet pétrolier.[10]

B.     Acceptation temporaire des garanties de bonne gouvernance

Au-delà du règlement des tensions politiques et sécuritaires suscitées par le projet, le gouvernement tchadien dut surtout apporter des garanties de bonne gestion des futurs revenus pétroliers pour obtenir l’engagement de la Banque mondiale. En promulguant le 11 janvier 1999, la loi n°001/PR/1999, le président Déby accepta le principe d’un partage équitable des revenus pétroliers. En effet, dans la version initiale de cette loi, 10 pour cent des revenus pétroliers directs devaient être réservés « au profit des générations futures » et versés sur un compte d’épargne ouvert dans une institution financière internationale. Les 90 pour cent restants devaient être versés sur des comptes domiciliés dans des établissements bancaires du Tchad. L’Etat devait ensuite dépenser 80 pour cent de cette somme dans les secteurs prioritaires fixés par la loi (santé publique et affaires sociales, enseignement, infrastructures, agriculture, élevage, eau), en affecter 5 pour cent à la région productrice et n’utiliser enfin que les derniers 5 pour cent pour ses dépenses de fonctionnement.

En outre, la loi stipulait que chaque fois qu’il voudrait engager des dépenses au titre des secteurs prioritaires, l’Etat devait obtenir l’aval du Collège de contrôle et de surveillance des ressources pétrolières (CCSRP), un organisme indépendant tchadien composé des représentants de l’Etat, de la société civile et des corps intermédiaires.[11] Avant d’autoriser les dépenses, le CCSRP devait vérifier que les dossiers de demandes de fonds déposés par le gouvernement tchadien étaient strictement conformes aux secteurs prioritaires visés par l’article 7 de la loi n°001/PR/1999.

Malgré les gages de transparence de cette loi, beaucoup d’observateurs y ont vu une violation du principe de la souveraineté des Etats sur leurs ressources naturelles. Au Tchad comme à l’extérieur, des voix se sont élevées pour remettre en cause la loi n°001/PR/1999, accusée de promouvoir un nouveau mécanisme de mainmise des institutions financières internationales sur les ressources des pays pauvres.[12] Des opposants tchadiens, récupérant le crédo anti-impérialiste et anti-néocolonialiste, ont utilisé cet argument pour critiquer le gouvernement et le président Déby, accusés de ne pas avoir fait preuve d’une plus grande fermeté dans la préservation de la souveraineté du pays sur ses matières premières.[13]

De son côté, le pouvoir tchadien était mû par le souci d’obtenir enfin la participation de la Banque mondiale à un projet nécessaire pour sa survie. En effet, malgré l’apparente image de solidité et de sérénité qu’il s’efforçait de donner, le régime montrait des signes de vacillement[14] et avait besoin de la réalisation du projet pétrolier pour se rélégitimer avant l’élection présidentielle de 2001. En dépit des conditions drastiques qu’elle semblait imposer, la loi sur la gestion des revenus pétroliers a ainsi servi à conforter la position du président Déby. En juin 2000, la Banque mondiale décida finalement de participer financièrement au projet ouvrant la voie en octobre au lancement officiel de la construction en trois ans, de l’oléoduc reliant les champs pétrolifères du Sud du Tchad au littoral atlantique camerounais. Déby pouvait alors se targuer de ce succès pour faire accepter sa réélection au premier tour de l’élection présidentielle du mois de mai 2001 malgré les accusations de fraude de l’opposition[15] et renforcer également sa position au sein même de la coalition au pouvoir.

C.     Réalisation du reve petrolier

Presque six ans après le début de l’exploitation pétrolière, la production quotidienne du Tchad oscille entre 170 000 et 200 000 barils par jour en fonction des con­tingences techniques de son extraction.[16] Les champs pétrolifères actuellement en exploitation sont ceux de Komé, Miandoum, Moundouli, Nya, Maikeri et Bolobo, d’une capacité estimé à 977 millions de tonnes de barils et situés au Sud du Tchad, dans le département du Logone oriental.[17]

Le brut tchadien est exploité par un consortium composé de trois compagnies: les compagnies américaines Exxon-Mobil (détenant 40 pour cent du capital du consortium) et Chevron (25 pour cent) et la compagnie Malaisienne Pétronas (35 pour cent).[18] Initialement, sur chaque baril de pétrole vendu, le Tchad percevait 12,5 pour cent des royalties. En mai 2004, la renégociation d’une nouvelle convention entre le consortium pétrolier et le gouvernement tchadien a augmenté cette part, la faisant actuellement passer à 14,5 pour cent.

En plus, des réserves pétrolières ont été découvertes à Séguidi, dans le Kanem à l’Ouest ainsi qu’à Mougo dans le Chari Baguirmi, à 300 kilomètres au sud-ouest de N’Djamena. Selon la plupart des études prospectives, des bassins potentiels existeraient actuellement dans les régions de Doseo, Am Timam, Bongor, toutes situées au Sud. L’existence de ces bassins tendrait à long terme à faire du Tchad l’une des premières réserves pétrolières en Afrique alors qu’il n’occupe actuellement que le neuvième rang africain.

En 2004, le gouvernement tchadien a accordé un permis de recherche, d’exploration et d’exploitation dans la région de Bongor, à un consortium composé des compagnies Encana (Canada), Cliveden (Royaume-Uni) et la China National Petroleum Corporation (CNPC). En janvier 2007, Encana a cédé ses parts dans le consortium à la CNPC qui s’est retrouvée majoritaire dans ce nouveau projet d’exploitation.[19] Cela a permis à la Chine de prendre une place prépondérante dans les prospections.[20] La CNPC est actuellement chargée des travaux d’exploration dans le bassin de Bongor et dans la région de l’Erdis (Nord-est du Tchad) mais également de l’exploitation du bassin de Sedigui, situé à une quarantaine de kilomètres de N’Djamena.[21]

Le 1er juillet 2009, le Tchad est entré dans une nouvelle étape de son histoire pétrolière en lançant les travaux de construction de son deuxième oléoduc long de 301 kilomètres et destiné à relier le site pétrolier de Mougo à la future raffinerie de Djermaya, située à une quarantaine de kilomètres au nord de N’Djamena. Confiée à la CNPC, la construction de la raffinerie satisferait les besoins locaux et sous-régionaux en produits pétroliers.[22]

III.   Le reve face à la realite

Les obstacles politiques initiaux à l’exploitation du pétrole s’expliquent en partie par la crainte de voir cette ressource se transformer à long terme, en une nouvelle source de déstabilisation du pays, au lieu d’un extraordinaire outil de développement. Cette crainte trouve son fondement dans la théorie du syndrome hollandais[23] selon laquelle une ressource comme le pétrole a immanquablement des effets perturbateurs pour l’équilibre socioéconomique des pays producteurs.

Selon les économistes, les gouvernements des pays producteurs ont tendance à délaisser les autres secteurs économiques traditionnels générant moins de devises, au profit du secteur pétrolier. Si les flux financiers générés par le pétrole ne sont pas équitablement repartis au sein de la population, des crises sociales surviennent dans les secteurs défavorisés de l’économie traditionnelle avec, à long terme, des conséquences pour la paix civile.[24] La malédiction pétrolière s’explique également par les effets pervers de l’alliance entre les élites locales bénéficiaires de la rente pétrolière et les acteurs extérieurs du secteur, leur offrant protection et soutien contre toute opposition.

A.      Malédiction pétrolière?

En Afrique, la théorie du syndrome hollandais a trouvé son illustration la plus explicite au Nigéria. L’exploi­tation du pétrole, depuis les années soixante, n’a pas sorti le pays du sous-développement, mais a créé au contraire des disparités économiques. Dans le Sud du Nigéria, l’extraction pétrolière s’est accompagnée d’une dégradation continue de l’environnement rendant difficile l’agriculture, l’élevage et la pêche qui constituent les secteurs économiques traditionnels de la population locale. En conséquence, les mécontentements sociaux latents sont allés croissants prenant au fil des années l’allure d’une véritable guerre civile contre le gouvernement central et les élites locales bénéficiaires de la rente pétrolière.[25] Au Congo Brazzaville, les ressources pétrolières ont également joué un rôle dans la guerre civile commencée en 1992. Elles permirent au pouvoir central du président Pascal Lissouba de se renforcer militairement pendant que son adversaire, Denis Sassou Nguesso, bénéficiait du soutien financier de la compagnie française Elf.[26]

Au Tchad, bien avant l’exploitation du pétrole, l’attrait qu’exerceraient les ressources pétrolières avérées ou supposées auprès d’acteurs extérieurs a constitué une partie du conflit tchadien et de ses dynamiques internationales.[27] Dès les premières études démontrant la présence du pétrole dans le sous-sol du pays, différents acteurs et intérêts se sont positionnés dans la perspective des bénéfices qu’ils pouvaient en tirer. Les premiers concernés, à savoir les dirigeants politiques tchadiens, y ont placé une grande partie des espoirs de développement du pays, mais ont entendu aussi utiliser l’or noir pour attirer une clientèle intérieure et des appuis extérieurs, notamment d’Etats ou de multinationales occidentales et orientales à la recherche de matières premières.

La présence du pétrole a également attisé les rivalités inter-tchadiennes, suscitant des velléités irrédentistes ou des discours ambigus de la part d’acteurs politiques originaires des régions où les premières découvertes ont été faites. L’exemple le plus courant de ce point est celui de Ngarlédji Yorongar « député des 300 puits de pétrole », qui s’était fait le porte-parole des régions productrices.[28] Chantre d’une république fédérale rejetée par le pouvoir central, Yorongar a été à plusieurs reprises accusé par les autorités de prôner un discours d’exclusion vis-à-vis du Nord du Tchad qu’il voudrait, de ce point de vue, ainsi écarter du partage des revenus pétroliers. Se défendant d’avoir un tel projet, il affirme simplement refuser l’ex­ploi­tation du pétrole si elle se réduit à la captation des revenus générés par un régime « clanique et corrompu ».[29]

L’influence du pétrole dans le conflit tchadien actuel se manifeste à la fois par la convoitise que ses revenus attisent, et l’aggravation des dissensions internes au régime Déby et le durcissement des positions politiques qu’il facilite. Sans les ressources du pétrole, Déby ne pourrait sans aucun doute autant résister aux pressions politiques de ses opposants, civils ou militaires. Le pétrole lui permet aisément de corrompre ou coopter les uns, et de s’opposer militairement aux autres.

La remise en cause du système initial de gestion a débouché sur la mise en place d’un système opaque de gestion des revenus pétroliers. Tandis qu’une grande part des ressources est affectée à l’effort de guerre et au rééquipement de l’armée nationale, d’importants fonds sont également consacrés à des investissements physiques (construction des routes, de bâtiments publics, d’établis­sements d’enseignements) au titre des « grands travaux présidentiels ».[30] Si des investissements physiques sont des réalisations a priori positives, les conditions obscures d’attribution des marchés publics donnent lieu à des surfacturations et au détournement d’énormes sommes financières au bénéfice de proches du pouvoir. En définitive, tout en augmentant la masse monétaire en circulation dans le pays et les recettes de l’Etat, les ressources pétrolières ont accru les dépenses publiques et ont favorisé le déséquilibre budgétaire. La gestion opaque qui les caractérise contribue également à étendre le contrôle du régime sur différents secteurs de la société, y compris au sein des mouvements d’opposition.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article